
Witold Gombrowicz, écrivain polonais ayant écrit en français, a déclaré lors de sa conférence Contre la poésie : « J’aimerais envoyer tous les écrivains du monde à l’étranger, hors de leur propre langue et hors de tous ornements et filigranes verbaux, pour qu’ils constatent ce qu’il reste d’eux ». Ce commentaire constitue un excellent point de départ pour aborder l’approche unique de la poétesse argentine Silvia Baron Supervielle en la matière.
En effet, les voyages et les déracinements ne semblent pas avoir altéré son intérieur tandis qu’ils lui ont permis, en dehors, de créer Silvia Baron Supervielle. Elle-même indique dans son essai El cambio de lengua para un escritor que « les écrivains créateurs méritent d’être désignés par leur nom ». Le sien deviendra d’ailleurs synonyme de seuil vers une poésie de la pure invention, vers une écriture influencée par la peinture de Geneviève Asse qui, d’après Malena Baqueiro, met l’accent sur l’attention et l’émerveillement apporté à autrui tout en s’efforçant de saisir la légèreté. Ce seuil, résolument mouvant, ne peut être franchi qu’à tâtons et se situe à la lisière entre la représentation physique et l’imaginaire désiré.
entre la pause
de l’éclair
et l’explosion
du tonnerre
l’instant
me reconnaît
Les lecteurs peu familiers de l’œuvre de Silvia Baron Supervielle pourraient croire, à la lecture de sa biographie, qu’elle écrit en espagnol alors qu’elle lui préfère « la langue de là-bas », qui n’est autre que le titre d’un de ses derniers livres. De quelle langue s’agit-il donc ? Le poète argentin Arnaldo Calveyra la définit comme l’énigmatique langue du poème et s’interroge — ouvrant par la même occasion une nouvelle perspective interprétative — sur les silences auxquels elle a recours dans ses poèmes. Il met ainsi en évidence l’importance de l’espace et du silence dans la langue de l’auteure en ce qu’ils constituent des matériaux graphiques et phoniques.
Force est de constater que certains poètes préfèrent ne pas puiser dans les ressources de leur langue dite ombilicale pour s’exprimer de manière créative. Pour ne citer que deux exemples, Silvia Baron Supervielle a connu Héctor Bianciotti, qui a choisi le français, et elle a traduit Rodolfo Wilcock qui a adopté l’italien. Ces choix linguistiques complexes et intrinsèques comportent également des ramifications philosophiques et historiques intéressantes. En effet, il s’en est fallu de bien peu pour que les habitants de l’estuaire du Río de la Plata – produit de la rencontre des fleuves Paraná et Uruguay, tous deux prenant leur source dans l’Amazonie brésilienne – parlent espagnol plutôt que portugais, anglais, français ou l’une des innombrables langues des peuples américains. Dès lors, les raisons ayant mené Silvia Baron Supervielle à s’inventer en langue poétique prennent tout leur sens :
« D’abord j’étais habituée en Argentine à lire beaucoup de livres traduits. Ensuite, quand je suis arrivée en France […] Peu à peu, comme une compagnie, comme je commençais à changer de langue, moi-même… Et c’était comme une autre façon de changer de langue, aussi, différente. C’était que dans les deux choses, dans mon travail personnel, et dans la traduction, je faisais presque la même chose. J’inventais une langue. »
Traduction Horacio Maez
1 Cet article a été publié en espagnol sur le média « Análisis Digital » le 13 avril 2025). Repris ici avec l’autorisation de l’auteur
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