Roman sorti le 25 août, en pleine publication de notre revue #11, nous n’avons pas eu malheureusement le temps de lire Même le froid tremble de Nicole Ortega par manque de temps alors qu’il correspondait à la thématique « Choisir une autre langue ». Décalage rattrapé grâce à Abel qui l’a lu pour nous.
Il y a des heureuses trouvailles qui résident dans une couverture, une photo qui nous interpelle, un titre qui pique notre curiosité et suspend quelques instants notre course quotidienne. Puis on ouvre et là, on est emporté. Emporté pour une lecture presque interrompue, le temps d’un week-end. Un étonnant roman au titre intrigant, Même le froid tremble, que nous conte Nicole M. Ortega. Une voix chilienne qui écrit dans une autre langue, le français.
Un portrait cru du Chili
Un road-trip à travers le Chili entre copines, de Santiago à Iquique, une traversée du pays à la recherche d’autre chose, une quête d’elles-mêmes. Sortir de leurs ternes vies, de leurs sordides histoires qui les contraignent à reproduire les schémas parentaux désespérants d’une vie monotone, répétitive. La Rucia, la Maca et la Moni vont sur leur chaotique chemin croiser toute galerie de portraits, eux-mêmes en déshérence. Des routiers alcoolisés, un sauveur, la Dame blanche, des flics, des prostituées, un véritable et éphémère amour et une assemblée réunie pour une célébration collective.
Un joli style empreint de poésie dans la misère attention nullement misérabiliste, il y a une profonde dignité, un amour pour ce gens de peu qui tentent de survivre dans ce monde qui oublie, les efface.
Les radios s’allument et chantent pour masquer les appels de Dieu derrière les tambours tropicaux et museler ses aboiements archaïques originaires d’Europe qui nous grognent qu’on n’est rien, que le purgatoire c’est nous, qu’on paie un péché de famille, un inceste ancien. Les cloches aliénantes veulent nous convaincre du péché originel ; c’est forcément notre faute, le manque d’argent, de dents, de tendresse.
Du réalisme au langage cru du début engoncé dans une gaze vaporeuse qui trouble la réalité trop dure. Peu à peu le récit se cabre, s’élance, se durcit, se radicalise pour prendre, dans un flottement de l’épuisement de la fin du voyage, des aspects de rêve. Un récit où l’on se surprend souvent à rire à l’humour léger aux scènes baroques.
Un style chilien écrit en français
Au fil des pages, les stéréotypes enferment ces trois jeunes femmes qui cherchent à s’en échapper, ce regard des hommes sur les femmes. En particulier la Rucia questionne sans cesse le lien avec l’Europe avec le renvoi systématique à sa blondeur du colon qu’elle doit à son père français qu’elle rejette de toute ses forces. Présumant qu’elle ne peut être qu’heureuse, élue à la vie facile, ceux-là se trompent, l’essentialisant à la seule caractéristique européenne une condition qui n’est pas la sienne et qu’elle rejette. Et peu à peu, la narratrice et l’autrice semblent au long du récit ne faire qu’une puis se scinde, une image dédoublée.
Dans ces pages, des images fortes, des phrases aux combinaisons inattendues et en même temps quelque chose nous déroute. Des alliages de mots étonnants souvent amusants ou profonds dans lesquels on traque les expressions si françaises dans le récit. Une poésie délicate se dégage par la force des images puissantes et inattendues dans un Chili où même le coq chante un « Cocorico » bien français.
Peut-être est-ce du fait d’être écrit en français, ce roman devient le terrain propice à l’imaginaire, coincé entre deux continents, deux langues, deux manières de penser pour déployer une poésie délicate, malgré les nombreuses allusions sexuelles. Un dialogue entre deux espaces où la littérature apparaît alors comme une véritable langue universelle.
Un premier roman aux images puissantes
On s’attache immédiatement à ces filles paumées mais libres, ivres de leur jeunesse. Un récit très réussi, galvanisant, résolument punk par Nicole Ortega, comme le rappelle l’éditeur, fille du Chili, romancière française.
Un vrai vent de fraîcheur, n’ayez crainte du froid : votre main ne tremblera pas au moment de le lire.

Même le froid tremble de Nicole M. Ortega
Editions Anne Carrière, 2025. 165p

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