
Entre 2021 et 2023, la journaliste argentine Leila Guerriero mène des entretiens réguliers avec Silvia Labayru. Cette ex-militante des Montoneros, groupe armé d’opposition d’extraction péroniste, est séquestrée de décembre 1976 à juin 1978 dans le plus grand centre de détention clandestin du pays, la ESMA, pendant la dictature. Elle est alors âgée de vingt ans et enceinte de cinq mois. Elle est torturée et violée. Son bébé est confié à ses beaux-parents. Elle est utilisée par un agent pour infiltrer l’organisation des mères de la place de Mai dont l’opération se solde par la disparition de trois mères et deux religieuses françaises. Elle fait partie des deux cents survivants de ce centre situé à Buenos Aires où cinq mille personnes ont été séquestrées, torturées et assassinées entre 1976 et 1983. Exilée en Espagne, à Madrid, elle est alors répudiée par la majorité de ses compagnons de lutte.
L’appel c’est celui que reçoit le père de Silvia Labayru de la part d’un de ses tortionnaires pour lui annoncer qu’il souhaite lui donner des nouvelles de sa fille trois mois après sa disparition. C’est aussi l’appel au secours de Silvia Labayru à sa libération lorsqu’elle adresse à son ancien petit ami et compagnon actuel, Hugo Dvoskin, un télégramme qui restera sans réponse. Deux événements fondamentaux dont l’enquête, qui se veut tout à la fois historique et psychologique, retrace le fil et les conséquences dans la vie et la survie d’une femme.
Leïla Guerriero entremêle témoignages directs de Silvia Labayru et de ses proches, récit de vie, récit historique, chronique familiale et amicale, journal de bord d’entretiens, transcription de témoignages de procès pour dresser le portrait complexe et parfois en demi-teinte d’une femme sortie de l’enfer, résiliente, critique envers son militantisme politique et taxée de mythomanie par certains de ses proches.
La chronologie des faits n’est pas respectée. Le fil du récit est celui de la subjectivité de la journaliste, de ses réflexions, de ses approfondissements au gré des entretiens. Les transcriptions minutieuses sont agrémentées de commentaires et d’interrogations personnelles, de doutes parfois sur le récit recueilli.
Parallèlement à ce portrait, des interrogations déontologiques surgissent : comment faire émerger la parole sur les évènements les plus douloureux, quelles questions poser, à quel moment, quelle distance garder malgré la familiarité et l’intimité qui se créent ?
Couronné par plusieurs prix en Espagne et en Amérique latine, ce récit hybride magistral, au style percutant, recherché et souvent poétique, interroge aussi sur la notion de vérité, de légitimité, sur la complexité du témoignage, de l’engagement politique, sur les liens de sang et de cœur, sur le temps qui passe et la résilience : « Alors durant un certain temps, nous nous employons à reconstruire ce qui était arrivé, et ce qui avait dû arriver pour que ceci arrive, et ce qui cessa d’arriver parce que cela était arrivé. À la fin, en partant, je me demande comment elle va quand le bruit de la conversation s’arrête. »

L’Appel, histoire d’une femme argentine de Leila Guerriero
Traduit de l’espagnol (Argentine) par Maïra Muchnik
Rivages, 2025, 544 p. [La llamada, un retrato, Anagrama, 2024]