
Dans un pays doté d’une tradition littéraire telle que la France, chercher la reconnaissance dans ce domaine ne peut être qu’un projet ardu. Malgré cela, la liste des auteurs d’origine étrangère ayant choisi le français comme langue d’expression est longue1. Parmi eux, nous pouvons citer des auteurs comme Jonathan Littell, Atiq Rahimi et Leila Slimani, lauréats du prix Goncourt, ou récemment, Miguel Bonnefoy, récipiendaire du prix de l’Académie française et du prix Femina. Cependant, avant eux, il y a eu d’autres grands noms venus de loin comme Romain Gary, Samuel Beckett, Eugène Ionesco, Émile Cioran et Milan Kundera.
Nos auteurs latino-américains qui écrivent en français entrent dans la définition de la francophonie tout comme les auteurs de pays de l’Europe centrale ou orientale où la langue française est une langue privilégiée à défaut d’être la langue officielle. Dans ce numéro, précisément, nous avons souhaité explorer des romans d’auteurs latino-américains écrits directement en français. Nous avons jugé qu’il serait intéressant d’apporter d’autres exemples de comparaison avec des livres écrits en anglais (Valeria Luiselli ou Hernán Díaz) ou dans une autre langue comme le judéo-espagnol (Myriam Moscona).
Ces différences nous permettent de mettre à l’épreuve la théorie de l’essayiste et critique littéraire, Lise Gauvin, qui considère l’écrivain francophone comme condamné à penser la langue dans une recherche incessante pour la reconquérir. Cette négociation avec la langue place l’écrivain entre l’intégration au corpus français et la valorisation de l’exotisme2.
Les auteurs abordés se retrouvent, d’une manière ou d’une autre, dans ces questionnements. Par exemple, Miguel Bonnefoy, qui manie un français impeccable, se dit être un puriste avec « la foi du converti », mais il est en même temps ouvert à toute remarque d’amélioration de son écriture, car sa recherche de perfection n’exclut pas l’intervention d’autrui. Santiago H. Amigorena se considère pour sa part comme « un écrivain français » et il confie la traduction de ses textes à des spécialistes3. Valeria Luiselli a publié directement en anglais ses Archives des enfants perdus, mais a participé activement à la traduction de son livre en espagnol avec l’écrivain et traducteur Daniel Saldaña París. Pour Santiago H. Amigorena et Laura Alcoba, raconter dans leurs livres comment ils sont arrivés à la langue française est une sorte de passage obligé, une renaissance absolument nécessaire en tant qu’écrivains. Dans leur impossibilité de revenir en arrière, les deux auteurs argentins reconstituent chaque détail du passé, par peur de l’oubli forcé, à l’instar de Vladimir Nabokov comme le remarquait George Steiner4.
De plus, la dextérité de Laura Alcoba dans son bilinguisme espagnol-français a permis aux lecteurs français de découvrir l’œuvre de plusieurs écrivains latino-américains grâce à ses traductions : Fernanda Melchor, Selva Almada, Camila Sosa Villada, Yuri Herrera et Iván Thays Vélez.
Dans ce numéro, nous sommes ravis de vous présenter une nouvelle section dédiée à la poésie. Nos amis poètes ont bien voulu se pencher sur le sujet et nous offrent des pistes fort intéressantes à travers les exemples suivants : Silvia Baron Supervielle, Gabriela Wiener, Alfredo Gangotena, Vicente Huidobro et Acoyani Guzmán.
Comme d’habitude, vous trouverez notre sélection de coups de cœur qui s’étend à toute l’Amérique latine.
Enfin, ce numéro nous a permis de mettre en perspective notre travail dans l’autre Amérique, car nous partageons l’opinion de l’auteur marocain Abdelkébir Khatibi : « La langue maternelle est à l’œuvre dans la langue étrangère. De l’une à l’autre, se déroulent une traduction permanente et un entretien en abyme, extrêmement difficile à mettre à jour ».
Une fois encore, avant de vous laisser découvrir cette nouvelle publication, un immense merci à ceux qui ont contribué à la qualité de ce numéro :
Camilo Bogoya
Philippe Bouverot
Luis Samaniego
Martine Mestreit
Abel Dubus
Mónica Pinto
Eduardo Uribe
Lucas Lemoine
1 Voir l’exposition de l’Alliance Française de Paris, « Écrire en français. Histoires de langues, voyages de mots » https://www.alliancefr.org/exposition-ecrire-en-francais
2 La fabrique de la langue : de François Rabelais à Réjean Ducharme, Lise Gauvin, Seuil, 2004, 352 p
3 Son roman Le Ghetto intérieur a été traduit en espagnol par l’écrivain argentin, Martín Caparrós, par ailleurs son cousin.
4 Lectures : chroniques du New Yorker, George Steiner, Gallimard, 2010.